dimanche 28 septembre 2014

« Investir en Tunisie : Start-up Democracy » ou l’art de colmater les brèches avec des slogans ?"

« Investir en Tunisie : Start-up Democracy »
ou l’art de colmater les brèches avec des slogans ?

Dhafer SAIDANE
Economiste
SKEMA Business School et Université Lille 3



« La Tunisie a procédé à des transformations politiques considérables et a assuré le succès d’une révolution politique … Le moment est venu de mener une révolution économique. Le moment est venu de faire revenir les investisseurs et de faire repartir l’économie à un rythme procurant de plus amples opportunités aux Tunisiens».
Telle est la position de la Banque Mondiale en la personne de Madame Inger Andersen, vice-présidente de l’institution pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord  exprimée à l’occasion de la conférence « Investir en Tunisie : Start-up Democracy » organisée par la Tunisie le 8 septembre 2014. 


Plutôt que des slogans, des réformes audacieuses face au désenchantement

Dans un contexte d’appauvrissement et d’inquiétude, la vice-présidente de la Banque mondiale remercie le gouvernement provisoire pour son travail de stabilisateur de la révolution mais l’invite expressément, au-delà de la politique politicienne, à accélérer le rythme des réformes économiques afin d’attirer les investissements nécessaires pour soutenir la reprise et la création d’emplois. Or en la matière, rien n’a été fait depuis la « Révolution ». La Tunisie commence à accuser un grave retard et les tunisiens à se lasser, voire à déchanter, face à l’immobilisme du volet économique et financier.

Les réformes économiques certes se décrètent. Mais elles se méritent surtout. Elles ne peuvent en aucun cas se faire à coup de slogans. Ce n’est pas parce qu’on innove en matière de sémantique politique en utilisant des anglicismes que les IDE (investissements directs étrangers) seront pour autant captés.

La même Banque  Mondiale conclue d’ailleurs dans une étude contenue dans son dernier numéro du Bulletin trimestriel d’information économique « L’Égypte, la Tunisie, l’Iran, le Liban, la Jordanie, le Yémen et la Libye sont enfermés dans un cycle de politiques inadéquates et de croissance médiocre qui empêche leur économie de connaître une croissance durable ».

L’étude montre que la situation des sept pays concernés a empiré après les soulèvements de 2011 au moins sur quatre aspects fondamentaux.
-    La croissance macro-économique reste faible. Elle ne produit pas suffisamment d’emplois. Le niveau des déficits budgétaires est toujours aussi élevé. L’augmentation de la dette publique est forte. De ce fait le financement d’investissements vecteurs de croissance est faible aussi.
-    L’activité du secteur privé devient anémique. Les entrepreneurs sont aux aguets. Ils doutent. Ils ne créent plus d’emplois. Comble de l’irrationalité, les entreprises privées brident volontairement leur croissance.  Les rares emplois créés dans le secteur public sont pourvus au gré des relations personnelles. Cette corruption et ces pratiques sont sources d’amertume et de désenchantement parmi les jeunes.
-    La substitution de l’informel au formel. Le passage de nombreux travailleurs dans le secteur informel a pour effet de créer un vaste groupe de personnes vulnérables.
-    Un appauvrissement des populations. De plus en plus de personnes sont évincées des statistiques de l’emploi. Elles se trouvent dans une situation particulièrement difficile en raison de la précarité de leurs revenus et d’un niveau de vie souvent proche du seuil de pauvreté.

De la courbe en « J » à la courbe en « W »
Une croissance molle et atonique, une population qui s’appauvrit, un secteur privé qui doute…bref la courbe de croissance en « J » que promettaient la « Révolution » ainsi que de nombreux experts n’est pas au rendez-vous. Cette croissance, faute de réformes audacieuses transcendant les calculs politiques, serait plutôt chaotique, improbable…bref en « W » comme l’indique le graphique ci-dessous.
Tunisie et MENA : une croissance chaotique en « W »

Source : Banque Mondiale

Dans le classement Doing Business 2014, la Tunisie a perdu 2 places par rapport à son classement de l’année 2013. On pouvait espérer beaucoup, en matière de réforme, du gouvernement « technique » tunisien qui a finalement succombé aux contraintes de la gestion quotidienne d’un pays qui attendait qu’on lui redonne confiance en lui-même par une feuille de route à long terme réduisant les incertitudes.
Les pays « révolutionnaires »  ont les moyens de se hisser sur une trajectoire de croissance plus rapide, mais la viabilité de leur expansion dépend beaucoup des politiques économiques choisies par les pouvoirs publics. Lili Mottaghi, économiste pour la région MENA à la Banque mondiale affirme « Les responsables de l’action publique risquent d’adopter des politiques inadéquates s’ils s’opposent à la mise en œuvre des réformes nécessaires en se fiant aux prévisions faisant état de perspectives favorables pour l’économie de leur pays ».

Un optimisme béat face à une réalité sociale qui se détériore
Des travaux ont mis en évidence une tendance à l’optimisme dans les prévisions de croissance relatives aux régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Mais ces projections ne tiennent pas compte des dernières informations disponibles, ni des ruptures qui régissent parfois l’activité économique, ni de la psychologie des hommes d’affaires qui doutent.
La Banque Mondiale, dans la lignée de sa Realpolitik adoptée depuis quelques années, estime qu’il est nécessaire de prendre rapidement des mesures pour promouvoir les activités économiques indispensables au bien-être durable de l’ensemble de la population des pays étudiés. Et parmi ces mesures doivent figurer diverses réformes structurelles. 
Les choses sont très claires pour la Banque Mondiale : que les perspectives économiques à court terme soient bonnes ou mauvaises, les réformes s’imposent. Si elles ne sont pas mises en œuvre, le secteur privé, déjà très affecté, n’aura plus les moyens de résister. Or ce secteur privé constitue l’un des derniers remparts face à l’instabilité ambiante. C’est lui qui pourra contribuer à la croissance et à créer des emplois.

La principale feuille de route et le « carré magique post-révolution»
Le ministre des finances tunisien a indiqué, lundi 8 septembre 2014, lors de la conférence « Investir en Tunisie : Start-up Democracy », que 22 projets seront présentés aux investisseurs étrangers pour un financement global d’une valeur de 7 milliards de dinars. Ces projets couvrent différents secteurs. Une partie importante de ces projets est destinée aux régions de l’intérieur. Cette initiative est naturellement louable. Mais est-ce bien de projets dont manque la Tunisie plutôt que de stabilité issues de réformes respectant une feuille de route largement d’ailleurs suggérée par les instances internationales. En d’autres termes, peut-on mettre la charrue avant les bœufs ?
La feuille de route post-révolution que les instances internationales souhaitent voir intégrées aux politiques économiques et que devrait suivre tout gouvernement ayant été impacté par le « Printemps Arabe » se résume dans le respect de quatre conditions principales. Elles constituent les quatre côtés de ce qu’il conviendrait d’appeler le « carré magique post-révolution » :
1/ Ciblage des subventions et maîtrise des dépenses publiques.
2/ Amélioration du climat de l’investissement et maîtrise de la sécurité des biens et des personnes.
3/ Promotion de la bonne gouvernance et maîtrise de la corruption, du travail illégal et du secteur informel.
4/ Elimination des facteurs de rigidité sur les marchés des produits et du travail c’est-à-dire la maîtrise et la poursuite de la libéralisation et de la déréglementation économique et financière dans l’esprit du « consensus de Washington ».

Le « carré magique post-révolution »

Source : d’après l’auteur.


Telle est la position de la Banque Mondiale pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord.

Nous formulons le vœu que la conférence « Investir en Tunisie : Start-up Democracy » organisée par la Tunisie le 8 septembre 2014 permettra au prochain gouvernement, fraichement sorti des urnes, de se mettre sur l’orbite de ces réformes indispensables.

La marge de manœuvre est étroite. Les institutions financières multilatérales et les partenaires en font une condition nécessaire pour financer la « transition démocratique » et l’émergence des « nouvelles démocraties arabes ».  C’est aussi le prix à payer pour recouvrer une confiance et une sérénité indispensables à un bon climat des affaires. Ne nous leurrons pas. Les investisseurs n’attendent pas le résultat des élections d’octobre. Ils attendent plutôt l’avènement d’un Etat fort capable de diriger un pays à la dérive, pourtant si riche d’innombrables atouts.